SEDAN 1914 – HOPITAUX DES ARDENNES A L’HEURE ALLEMANDE (2/3)
2e partie – Témoignage inédit d'Alexandre Abd-El-Nour, médecin traitant à l’hôpital militaire de Sedan. Prisonniers des Allemands à Sedan (25 août-11 septembre 1914)
3 – Prisonniers à Sedan du 25 août au 11 septembre 1914
"En effet, notre séjour à l’hôpital de Sedan a duré jusqu’au 11 septembre. Dès le 25 août et jusqu’au 31 août, les Allemands nous ont amené quantité de leurs blessés ; toutes les salles de l’hôpital, ainsi que les 6 tentes montées dans les cours et devant la porte ont été remplies.
Les médecins allemands ne faisaient que passer, l’un après l’autre, sans passer plus de deux jours à l’hôpital et ils étaient pour la plupart des médecins de régiment qui suivaient leurs formations.
Tous les soins nécessaires étaient donnés par nous à leurs blessés. Dans les voitures qui les amenaient, on glanait par-ci par là quelques blessés français.
Mais déjà le 1er septembre, vers 19 H, nous avons vu arriver un groupe de 69 blessés français accompagnés par M. le Major de 1ère classe Tourtarel, chef de service du 88e régiment de l’active et de son médecin auxiliaire le Dr. Menault.
A partir de ce moment, le nombre des blessés ramassés tous dans les ambulances régimentaires abandonnées dans les villages autour de Sedan, par la retraite de notre armée, a considérablement augmenté.
Les médecins allemands au nombre de deux, alors en service à l’hôpital nous ont proposé de remplir toutes les salles de notre hôpital (sauf deux tentes dans la cour) avec les blessés français, et de mettre tous leurs blessés dans les hôpitaux de la Croix-Rouge, notamment à l’hôpital Crusse [Crussy][A] et à l’hôpital Turenne, appartenant à l’Association des Dames Françaises, et à l’installation desquels j’avais pris une grande part, en ma qualité de secrétaire général fondateur de cette section à Sedan [page 10] Ainsi fut fait, et dès lors chacun de nous s’est cantonné dans son hôpital ;toutefois, ils avaient la disposition entière de notre salle d’opération, de tous nos instruments et de tout notre approvisionnement médico-pharmaceutique.
Nos rapports avec les médecins ont été corrects. Ils m’ont demandé à plusieurs reprises de les aider dans leurs opérations, et je dois dire que pendant les premiers jours, aussi bien leurs officiers que leurs soldats, surtout leurs officiers, marquaient une préférence particulière pour être pansés par nous, trouvant nos manières plus douces et plus humaines.
Nos rapports avec les officiers chargés de la surveillance ont été moins fréquents, il est vrai, mais beaucoup plus désagréables. Dès le surlendemain je crois, ils avaient réclamé les clés des magasins et des caves. Ils ont eu plus souvent à discuter avec le gestionnaire de l’hôpital, M. Dubua, officier d’administration de 1ère classe, homme très ponctuel et de très grand mérite [B].
Ses rapports avec eux ont été très pénibles. Ils se sont montrés brusques, brutaux, arrogants ; l’ont laissé à plusieurs reprises sans pain et sans viande, etc. Les notes journalières qu’il a inscrites et le rapport qu’il n’a pas manqué de faire pourraient être très utiles à consulter.
Toujours est-il que sauf deux incidents assez graves, notre séjour à Sedan a pu être assez supportable. Le 1er incident s’est passé quelques jours après leur arrivée.
Une nuit, vers 23 H., une équipe de brancardiers allemands [page 11] a transporté à l’hôpital une douzaine de leurs blessés qu’il avait fallu loger au 2e étage.
Or, cela n’a pas pu se passer sans faire beaucoup de tapage avec leurs bottes dans les escaliers et les brancards.
Nous soignions à ce moment-là un lieutenant-colonel allemand dont le sommeil a dû être troublé. Or, le lendemain matin, il a dû transmettre une plainte à la Kommandantur car dans l’après-midi nous fûmes subitement convoqués, tous les médecins et gradés dans le couloir où nous couchions et là, on nous a fait comparaître tous, l’un après l’autre devant un véritable Conseil de guerre, où nous fûmes soumis à un véritable interrogatoire.
Nous étions accusés, ni plus ni moins, d’avoir fait une noce épouvantable, de nous être saoulés la veille, et d’avoir fait un boucan monstre. Rien de tout cela bien entendu, ne s’était passé, et toute cette comédie avait abouti à ce qu’ils ont pris les clés de la cave où nous ne pouvions plus mettre les pieds.
Naturellement on nous a prévenus que pour cette fois-ci, nous étions pardonnés, mais qu’il ne fallait pas recommencer. C’était une querelle allemande.
Le 2e incident [C] plus grave a eu lieu quelques jours plus tard. Nous faisions popote entre nous, et nous mangions, les hommes d’un côté, les Dames de l’autre dans un petit bâtiment annexe au bâtiment central de l’hôpital.
Or, ce soir là vers 20 H. 30, nous étions à table quand tout d’un coup, un coup de fusil éclata, puis deux, puis d’autres suivirent, et la fusillade se généralisa. Notre fenêtre donnant sur la rue qu’elle dominait d’assez haut, j’ai donné l’ordre de l’éteindre immédiatement, car les coups [page 12] de fusil paraissaient être dirigés sur nous. Au bout de quelques minutes, le doute n’était plus permis, on tirait sur la façade même de l’hôpital. Nous nous sommes donc défilés à quatre pattes dans la cour pour rejoindre le bâtiment central dont les murs très épais pouvaient nous abriter. Ayant pris avec moi M. Joegle, qui nous servait d’interprète, j’ai monté quatre à quatre au second étage, où dans une chambre étaient soignés 4 officiers allemands dont un commandant parlant assez le Français. A mon entrée, ils se sont tous dressés sur leur lit et le commandant révolver en main m’a crié d’une voix pleine de colère : « N’avancez pas ou je tire sur vous ».
Ces Messieurs avaient craint une attaque française et s’attendaient à être égorgés. Je lui ai expliqué que c’étaient les siens qui tiraient sur l’hôpital au mépris de toutes les Conventions. Il m’a alors prié de descendre dans la cour et de faire chanter le Wacht am Rein, par tous leurs blessés. Comme je me disposais à le faire, ses camarades encore mal rassurés l’en ont dissuadé.
Pendant de temps là, la fusillade s’était arrêtée. Nous avons eu le lendemain que deux sentinelles en état d’ébriété, s’étaient massacrées, ce qui avait produit cette alerte autour de nous. Bien entendu, les Allemands ont prétendu avoir été attaqués par les Francs-Tireurs. Ils ont arrêté quantité d’innocents, ont pris des otages et, enfin, taxé la ville d’une rançon nouvelle de 500 000 francs.
Un jour que le gestionnaire se plaignait de n’avoir pas reçu le pain nécessaire pour les blessés, l’officier allemand d’un ton rogue et insolent lui cria : « Sachez, Monsieur, que dans toute guerre, il y a un vainqueur et un vaincu [page 13] ; le vainqueur c’est nous, et vous êtes les vaincus ; nous nous servirons d’abord et s’il reste quelque chose, ce sera pour vous. »
Dès le 6 ou 7 septembre leurs manières avec nous ont changé. Nous avons su, depuis, que c’était dû à la bataille de la Marne. Toujours est-il que tous les matins, ils exigeaient que nous évacuions le plus de malades possibles.
Nous avions vite épuisé le stock des malades pouvant être évacués ; mais ils en exigeaient toujours davantage et vers le 9 nos rapports à ce sujet, étaient tendus. Ils prétendaient que nous y mettions de la mauvaise volonté, mais en vérité, il était matériellement impossible de faire partir des blessés qui ne tenaient pas debout et qu’il fallait envoyer à pied jusqu’à la gare de Bazeilles-Balan, soit près de 4 kilomètres.
Le vendredi 11 septembre, mes confrères étaient réunis dans la chambre du Dr. Volpert, et moi-même, avec l’aide de Mlle Hibon, notre infirmière bénévole, je préparais les instruments pour extraire deux ou trois corps étrangers à quelques blessés. Tout d’un coup, l’hôpital est envahi par un officier escorté d’une vingtaine de gendarmes qui nous intime l’ordre, à tous, médecins, infirmiers, employés de prendre nos affaires et de nous réunir au bout de 20 minutes dans le salon d’Honneur.
Là, après avoir minutieusement noté nos noms, qualités, etc. il nous a annoncé d’un ton menaçant que nous allions être conduits en Suisse par l’Allemagne ; et avant de nous quitter, il nous a brusquement déclaré que nous étions accusés d’un nouveau crime. Un ou des gendarmes auraient vu, la nuit précédente, faire par quelques-uns d’entre nous, avec une lampe électrique… [page 14] des signaux ignobles et méprisables [soulignés dans le texte] et qu’une enquête était ouverte à ce sujet. M. le Principal Aubertin ayant déclaré qu’il avait couché chez lui en ville et que, par conséquent, il n’était pour rien dans ces signaux, j’ai cru devoir protester énergiquement contre cette accusation fausse lancée contre nous.
Le lieutenant m’a interrompu brutalement en déclarant qu’il s’attendait à ce que [nous] niions tous et que d’ailleurs nous étions tous menteurs. Là-dessus on nous a mis par rang de quatre, les gradés en tête, les hommes à la file, et escortés par une vingtaine de gendarmes et de soldats, nous avons traversé la ville sous une pluie battante et nous sommes allés à pied jusqu’à la gare de Balan-Bazeilles. Ainsi finit notre séjour à l’hôpital de Sedan.
4 – Départ pour l’Allemagne.
A notre arrivée à la gare, nous avons été parqués sous le hangar d’une briqueterie voisine, où sont venus nous rejoindre sept autres confrères militaires pris dans leurs ambulances régimentaires dans les environs de Sedan.
Notre attente a duré deux heures ; défense nous fut faite de communiquer avec les habitants dont quelques Bazeillais (je suis maire de Bazeilles) avaient accouru pour nous voir.
Puis on nous a littéralement entassés dans un wagon de chemin de fer vicinal. Nous étions 64 voyageurs sans compter nos gardiens armés, serrés les uns sur les genoux des autres dans ce wagon ayant 20 places normales (…) »
[A] voir 3e partie, extrait du rapport Leclerc, sur l’hospice Crussy, 25 août 1914
[B] voir 3e partie, extrait du rapport Dubua
[C] voir 3e partie. Les incidents relatés par le docteur Abd-El-Nour sont également mentionnés par tous les témoins qui nous ont laissé des rapports de captivité ; toutefois ils sont traités beaucoup plus sommairement où avec des variantes dans les détails. N’oublions pas que ces rapports sont rédigés plusieurs mois après les faits, la plupart du temps de mémoire, sans aucune note à disposition.
Arch. Musée du service de santé des armées, Val-de-Grâce, cart. n°633.
Le docteur Abd-El-Nour à son retour de captivité adressera aux lecteurs de la Presse Médicale, n°2, du jeudi 14 janvier 1915, p. 15-16, une liste détaillée de médecins français prisonniers.
Sedan 1914 - 1ère partie
3e partie – L’hôpital militaire de Sedan (25 août – 11 septembre 1914), à travers d’autres témoignages…
Les hôpitaux militaires du département des Ardennes pendant la guerre 1914-1918 seront traités dans le tome 5 de la collection des Hôpitaux Militaires dans la Guerre 1914-1918, à paraître aux éditions Ysec de Louviers.
Mise à jour : 30 août 2014