GASTON RIOU (1883-1958), PRISONNIER DES ALLEMANDS...
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Gaston Riou. Journal d'un simple soldat, Guerre-Captivité, 1914-1915. Paris : Hachette, 1916, 251 p. [en ligne]
Je propose en marge du fonctionnement du service de santé militaire dans les combats de Lorraine en août 1914, le témoignage de "l’homme de lettres" Gaston Riou qui a servi à Kerprich au sein de l’ambulance n° 5/15. Je ne trancherai pas sur la formation d’affectation de Riou dans un débat levé par le CRID 1418 en 2008. Personnel sanitaire il a probablement appartenu à l’ambulance n° 5/15 et était certainement l’une des "ordonnances" des officiers de santé faits prisonniers et enfermés à Ingolstadt ; bien qu’il soit avéré qu’officiers et infirmiers aient été séparés dès août, dans des forts séparés (forts d’Orff et fort IX). Son témoignage peut d’ailleurs être rapproché du rapport de captivité, que j’ai proposé dans ce blog, du médecin-major de 2e classe Berge [ou Bergé], médecin-chef de l’ambulance n° 5/15. De plus Riou est rentré de captivité, en juillet 1915, avec un groupe d’officiers du service de santé et d’aumôniers français (sanitaires non officiers) prisonniers à Ingolstadt, dont ceux de l’ambulance n° 5/15.
Pour la présentation du service de santé du 15e corps d’armée et de ses diverses ambulances on se reportera à un précédent article sur Kerprich 1914 à travers le témoignage d’officiers prisonniers.
Kerprich, 20 août 1914.
« (…) [p. 26] Notre division était sacrifiée d'avance [A]. Chargée, je crois, de protéger la retraite, elle avait tenu. Comment ? Combien de temps ? Un simple soldat, dans la guerre moderne, ne sait rien. Toujours est-il qu'elle était détruite. Le combat émigra. La canonnade s'éloigna. Il fit soudain un grand calme. De la lutte féroce dont mes oreilles tintaient encore, il ne restait que l'effroyable puanteur des morts en train de pourrir dans les guérets et les vignes du côté de la forêt de la Bride, et, montant par intervalles du fond des vallons déserts, les longues clameurs lamentables des nids de blessés à l'abandon. C'est là, dans le district de Dieuze, exactement à Kerprich, en Lorraine annexée, que j'ai passé mes huit premiers jours de captivité. Quelle semaine ! Parmi les arrières de l'armée allemande qui s'épanchait comme un fleuve, défaillant de sommeil et de fatigue, dix fois mis en joue par les patrouilles, jour et nuit, j'ai charrié de la chair humaine : des morts, encore des morts, des morts de toute espèce, combattants tués nets dans le feu de l'action, blessés saignés à blanc, blessés achevés par les éclaireurs d'un coup de fusil à bout portant comme ils demandaient à boire ou essayaient de se sustenter avec de la luzerne ; et puis, les demi-morts, crânes percés d'une balle, torses lardés de mitraille, aines défoncées par un boulet.
De voir ces pauvres ballots défigurés et gémissants, [p. 27] il me semblait qu'on me râpait les nerfs. Le reste des blessés s'amenait sans aide, courait, clopinait, se traînait sur deux, sur trois, sur quatre pieds. C'était un spectacle stupéfiant. J'ai vu un fantassin dont la balle avait transpercé la poitrine devant derrière, et qui avait marché au drapeau blanc, tout seul, l'espace d'une lieue. Il avait perdu presque tout son sang. Je ne sais par quel miracle de volonté il s'était mis en chemin. Devant la grille de l'ambulance : « J'ai attendu quatre jours qu'on vienne, dit-il. J'ai soif. Ça va mieux ; mais j'ai soif ! » Il souriait. Il était beau, cet adolescent, comme un saint Sébastien de cire. Puis, sans un mot, il s'affaisse; il est mort.
L'on m'avait octroyé la tente où s'entassaient les blessés les plus graves. Ils étaient une quarantaine, posés sur une mince couche de paille, à même le sol. C'était plein de mouches. Cela puait les déjections et le cadavre. Aux heures de soleil, ils étouffaient. Le soir venu, ils claquaient des dents. Il y avait là des gars du 20e corps, de l'active, tous Parisiens, d'un courage gentil et simple; ils trouvaient moyen de s'intéresser à leurs voisins de paillis. Des Provençaux, à qui la douleur arrachait des larmes, me confiaient leurs amours, comme à une soeur. Quand le mal les mordait plus fort, tous appelaient : « Maman ! » C'était un concert à fendre l'âme. Je pansais. Mille fois le jour, mille fois la nuit, je tendais le bassin et l'urinal. Il y en avait deux pour sept cent vingt blessés. Une douille d'obus m'en fournit un troisième. J'assistais les agonisants ; je consolais ; j'enterrais. Toujours flanqué de deux soldats Poméraniens, j'allais par le village mendier du bouillon pour les pauvres gars. Les habitants étaient complètement terrorisés. Quelques femmes, dont une boiteuse et une petite fille de douze ans, m'étonnèrent par leur charité tenace. Sous l’oeil de l'Allemand, leur ardeur, simplement chrétienne, était de l'héroïsme. Pourtant, je devais suppléer parfois à la ration manquante par un discours [p.28] bien gaillard, tout ruisselant d'espérance. Sans cesse, il fallait refaire l’oreiller de paille sous la tête des blessés, arranger leur couchage, les aider à se déplacer. C'était toujours, sous la toile basse, le même orchestre de cris, de souffles caverneux, de râles et de plaintes. Quelquefois, au milieu de la longue nuit froide, n'ayant pas la force de porter plus loin sur le pré des fosses le camarade qui venait de trépasser, je tombais comme une masse et m'endormais à côté de lui.
Le 20, — l’ambulance était à peu près installée, — passa un capitaine prussien avec sa compagnie. Il s'arrête, réquisitionne le cheval de notre médecin-chef. M. Berge ; il l'enfourche aussitôt. Puis, dans un français râpeux et sonore. « Ne craignez rien, blessés ! Ah! l’on dit dans vos journaux — je les lis vos journaux, je lis le Figaro, le Temps — que nous sommes des Barbares ! Nous ne sommes pas des Barbares ! Moi, je porte un nom de chez vous ; je descends de réfugiés français; je m'appelle Charles de Beaulieu. Je vous le jure, vous serez bien soignés en Allemagne. L'Allemagne respecte la Croix-Rouge. »
Le 28, à midi, ayant expédié évacuables et inévacuables, coupé un dernier bras, enterré le restant des morts, nous partîmes, le ventre vide. Pour où ? Les naïfs, dont j'étais, ne doutaient point qu'on ne nous rapatriât en France par la Suisse. Les autres, qui avaient vu achever des blessés, — surtout des blessés galonnés — rétorquaient : « L'autorité militaire allemande est implacable, si le soldat est assez bon « zigue ». C'est sur ordre, c'est par obéissance stricte, que les patrouilleurs ont achevé des officiers et quelques sergents-majors. Si c'eût été malice personnelle, offriraient-ils, comme ils le font souvent, du café et de l'eau-de-vie aux blessés ? S'arrêteraient-ils pour les panser ? Non, c'est le haut commandement qui est responsable de cette pratique ignoble. Lui qui fait si bon marché de la vie des blessés, respecterait-il la Croix-Rouge ? » Ainsi, tout en gagnant Dieuze sous bonne escorte, [p. 29] notre petite troupe débattait la question : « Sommes nous retenus ou prisonniers ? » A Dieuze, L’on nous fit faire le tour de ville. Ce n’était pas nécessaire pour atteindre la gare ; et notre prise ne nous semblait point un motif de triomphe. L'on tint quand même à nous exhiber à la population qui ne souffla mot.
Huit jours plus tôt, arrivant à Dieuze en vainqueurs, les boutiquiers nous bourraient les poches de chocolat et de bonbons ; les marchands de vin nous restauraient gratis. « Surtout, nous disait-on sans détours, tâchez qu'ils ne remettent plus les pieds ici ! » Ayant envie d'un dictionnaire français-allemand, je priais un bourgeois de m'en procurer un « Je n'use pas de cette denrée, fit-il ; j'ignore l'allemand. » Il appelle sa fille. Elle va me quérir son propre dictionnaire, « Payez-vous ! lui dis-je, lui tendant mon porte-monnaie. — Oh ! Monsieur, faire payer un soldat français ! » Cependant elle couronnait de vin de la Moselle, à mon intention, une espèce de hanap en cristal qui remplissait sa fonction de parade sur l'étagère. C'était, dans toute la petite ville lorraine, un gai remuement de fête votive. L'armée et le peuple s'égayaient fraternellement. Cette joie du revoir paraissait si naturelle ! Le soir tombait. La journée était limpide et doucement tiède. La bataille tonnait sur les coteaux. Les régiments prenaient leurs formations de combat dans les rues même. A cent mètres des maisons, derrière des gerbes, une batterie française canonnait dans la direction de Vargaville. M'étant avancé jusqu'à elle, j'eus la seule vision de beauté de ma campagne. Dans l'air calme, les panaches des shrapnells allemands floconnaient, comme un feu d'artifice. Près de nous, le n* s'avançait parmi les avoines, en éventail, par masses de bataillon. Il avait passé la nuit dans la caserne des chevau-légers. La mine des hommes était dure et farouche. Là-bas, dans les chaumes et les prés verts, sous la pluie des obus, les alpins s'égaillaient en tirailleurs [p. 30]. Ils gravissaient en bon ordre le penchant nord de la riante cuvette qui s'étend entre Dieuze et Vargaville. L'on eût dit d'un tableau de Van der Meulen. Le soleil se couchait. L'air était plein de rayons et de parfums. Après chaque détonation, L’on entendait le chant des oiseaux et le léger crissement des insectes. Puis, les avant-trains amenés, ma batterie partit au grand trot prendre position ailleurs. Le 28, par contre, Dieuze était une ville morte. Personne aux fenêtres. De grands drapeaux allemands célébrant la chute de Manonviller, pendaient aux hampes, hissés sur criée publique. Un silence morne, sans grandeur ; un silence de taverne désertée; le silence de Paris à quatre heures du matin; et, au lieu des tombereaux des maraîchers et des boueux, des monceaux de sacs éventrés, de fusils brisés, de friperies souillées de sang et de glaise, qu'on charroyait du champ de bataille. Nous allions d'un pas vif — le pas français, — ce qui essoufflait nos gardes. Des régiments gris-bleus passaient sans mot dire. Comme nous butions à un embarras de fourragères pleines de blessés, un grand diable de colonel prussien, à cheval, monocle à l’oeil, nous accoste, et, en français, nous dit : « Fous n’afez pas honte, fous, la témocratie française, d'être les alliés des Russes, ces Parpares ! » Pas un de nous ne lui répondit. Nous ne le regardions même pas. Il était là, impassible. Pourtant, lui montrant mon brassard :« Sommes-nous retenus ou prisonniers? lui dis-je.
— prisonniers ! Vous tirez sur nos ambulances !
— Souffrez, monsieur, que je ne le croie point »
Mais nous repartions.
La gare; la longue attente sur la place; l’encombrement des voitures de blessés qu'on évacue ; un chevauléger démonté, la tête dans les bandages, qui s'avance sur nous, l'oeil plein de haine, et nous menace de son revolver; la visite de nos sacs; la remise de nos cartes, couteaux, fourchettes, rasoirs, poinçons, de tout ce qui pique et taille. Puis l'embarquement (…) »
Notes :
[A] Il s’agit de la 29e division d’infanterie, appartenant au 15e corps d’armée.
L'ouvrage de Gaston Riou a fait l’objet d’une édition anglaise : The Diary of a French Private, War-Imprisonment, 1914-1915. London : George Allen & Unwin Ltd., sd, [1916], 315 p.
Sur Kerprich 1914
Sources :
L’auteur a été le sujet d’un dossier « Témoignage » déjà ancien du Collectif de recherche international et de débat sur la guerre 1914-1918, établi par JF. Jagielski (27/02/2007) sur le modèle de Norton Cru.