LONGWY 1914 – UN « HOPITAL DE SIEGE » EMPORTE DANS LA TOURMENTE
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Le médecin principal de 1ère classe (colonel) Jules Simonin (1864-1920), médecin divisionnaire de la 7e division d’infanterie du 4e corps d’armée, recueille à Mannheim où il est prisonnier et blessé (hospitalisé à la clinique du Diakonissen-hause) le témoignage du médecin-major de 1ère classe (commandant) Favier, médecin-chef de la place de Longwy lors du siège de la ville en août 1914 et le transcrit dans son ouvrage - J. Simonin. De Verdun à Mannheim. Ethe et Gomery (22, 23, 24 août 1914), Paris : Vitet, 1917, 316 p. - J’en propose un extrait (p. 236-241) pour illustrer les vicissitudes sanitaires d’un hôpital de siège de place investie. Ce témoignage est bien plus complet que celui conservé au musée du service de santé des armées, au Val-de-Grâce (carton n°636) ; aussi nous lui donnons la préférence pour la transcription. Nous ajoutons au témoignage du docteur Favier, des extraits de celui du médecin aide-major Louis Lemaire du 45e régiment d’infanterie territoriale lui aussi enfermé à Longwy qui a laissé de nombreuses notes sur les pathologies rencontrées et traitées.
[Le service de santé de la place de Longwy, août 1914]
« La garnison de Longwy comportait environ 4000 hommes appartenant au 164e régiment de l’armée active et au 45e régiment territorial, six cents artilleurs du 5e régiment d’artillerie à pied complétaient cet effectif. L’armement de la place était constitué par 80 pièces de position d’une portée d’environ neuf kilomètres, et approvisionnées de 600 coups par pièce.
Le lieutenant-colonel Darches, du 145e régiment d’infanterie, homme d’une rare énergie, commandait la place. Celle-ci possédait des vivres en abondance ; d’ailleurs elle ne fut jamais totalement investie.
Le service de santé avait, à sa tête, le médecin-major de 1ère classe Favier, de l’armée territoriale, ayant sous ses ordres : le médecin-major de 1ère classe Jeandidier, du 164e régiment actif ; le médecin aide-major de 2e classe Lemaire, du 45e régiment territorial ; puis le personnel de l’hôpital militaire de Longwy-Haut : le médecin aide-major de 2e classe Grandjean, le pharmacien aide-major de 2e classe Noël, l’officier d’administration adjoint de 1ère classe Vignol, les officiers d’administration adjoints de 2e classe Trouyez et Malbet ; enfin 30 infirmiers de l’armée active ou de la réserve.
Le 10 août un parlementaire allemand se présente au gouverneur en le sommant de se rendre ; il est sommairement et vertement éconduit par l’énergique défenseur de la place. Du 2 au 20 août, une série de petites escarmouches se produisent aux avant-postes.
Mais laissons la parole à notre vaillant camarade, le médecin-major de 1ère classe Favier.
[Installés dans l’hôpital de siège de Longwy…]
Le bombardement proprement dit commença, le 21 août, à 5 heures du matin. L’hôpital militaire, bien que placé sous la protection du drapeau de la Convention de Genève, fut atteint dès le début ; on se hâta de l’évacuer, alors que la canonnade n’était pas encore trop meurtrière. Les malades et blessés furent rapidement transportés dans l’hôpital casematé qui date de Vauban, et comprend cinq casemates contenant chacune 20 lits, ouvertes sur une courette longue, étroite et obscure ; en face des salles de malades sont placés les locaux accessoires : salle d’opérations, pharmacie, cuisine, lingerie, bureau du gestionnaire, magasins, latrines, ces dernières constituées par des réduits obscurs, d’un abord difficile.
A peine étions-nous installés dans l’hôpital de siège que les blessés affluent ; la besogne ne tarde pas à devenir rude et incessante. Nous employons systématiquement la teinture d’iode en solution alcoolique au 1/20e, les compresses de gaze iodoformée, la ouate de tourbe ; notre chirurgie est avant tout conservatrice, l’amputation est uniquement réservée aux grands délabrements, avec attrition profonde des membres. Nous avons pratiqué, au total, y compris les régularisations de broiements, 15 amputations seulement.
Dès la fin du deuxième jour, l’hôpital casematé, prévu pour recevoir 100 hommes, en contenait 335, auxquels s’ajoute le personnel hospitalier, c’est-à-dire une quarantaine d’unités. Nous sommes rapidement contraints d’occuper une casemate d’infanterie, contiguë à l’hôpital de siège. Cette casemate faite pour 110 hommes, reçoit 203 blessés, à raison de 4 par couchette ; les blessés les moins graves en haut, les plus graves en bas « couchés tête-bèche, comme des sardines dans une boite ». Dans tout l’hôpital règne une obscurité sinistre ; l’eau suinte des murs, on patauge bientôt dans une boue sanglante.
Le 22 août vers minuit, un obus du poids de 110 kilogrammes éclate dans la courette intérieure, broie comme du verre les rails de protection. De volumineux éclats, irréguliers et tranchants, emportent les jambes de deux blessés qui expirent en quelques minutes ; un autre éclat me déchire le côté gauche du cou. Le local est envahi par une fumée jaunâtre, asphyxiante et corrosive qui, dès le lendemain, provoquait chez tous les blessés la bronchite, connue sous le nom de bronchite méliniteuse. Un second obus tombe dans la pharmacie, tue un infirmier, et compromet gravement notre provision de chloroforme. La salle d’opération est un boyau souterrain où on respire à peine ; une lampe à acétylène assure, en principe, l’éclairage, mais à chaque explosion d’obus, elle s’éteint sous l’influence du déplacement brusque de l’air. Alors on cherche à extraire les esquilles, ou qu’on s’efforce de lier une artère dans le fond d’une plaie, on se trouve à trois ou quatre reprises, au cours de la même opération, plongé dans l’obscurité la plus profonde. On éclaire à nouveau, on reprend la tâche commencée, mais les mêmes incidents se répètent, rendant la pratique chirurgicale à peu près impossible.
Le 22 août, la voûte d’une casemate s’écroule, ensevelissant sous ses débris 10 blessés et l’une des deux dames de la Croix-Rouge, héroïques compagnes de notre hôpital de siège. La voûte de la casemate d’infanterie offre de larges crevasses béantes au-dessus des blessés qui se réfugient et se tassent dans les coins abrités ; ceux qui ne peuvent pas se mouvoir poussent de longs gémissements ou des cris de terreur. Dans cet antre, à peine éclairé par une mauvaise lampe à pétrole, le spectacle est effroyable !
La pompe à vapeur qui assure l’approvisionnement du puits a été détruite par le feu ennemi ; on puise l’eau péniblement avec un seau, à une profondeur de 90 mètres ; le précieux liquide ne tarde pas à devenir rare ; on le rationne et on le distribue avec parcimonie, le réservant surtout aux fébricitants qui sont malheureusement nombreux. Nous nous en servons encore pour laver nos mains couvertes du sang de nos blessés. Du vin muscat trouvé dans les approvisionnements devient la boisson principale ; il ne réussit pas à étancher la soif inextinguible de nos blessés.
Le 25 août, je crois de mon devoir d’exposer au gouverneur l’état précaire du Service de santé ;il consent à demander un armistice de deux heures pour évacuer nos malheureux blessés sur les hôpitaux auxiliaires de Mont Saint-Martin et de Longwy-Bas. L’ennemi refuse et le bombardement redouble d’intensité.
Le 26 août au matin, les médecins de la place se réunissent, délibèrent et se décident à exposer au gouverneur que les blessés, accumulés dans des conditions qui sont un véritable défi à l’hygiène la plus élémentaire et décimés en outre par les projectiles, sont voués à une mort certaine par l’infection putride, ou ne tarderont pas à être ensevelis sous les décombres de leurs casemates. Conscients du rôle humanitaire qu’ils doivent jouer en pareille circonstance, les médecins, impuissants à assurer le salut des malades, réclament des mesures de protection à réaliser d’extrême urgence. Le gouverneur, ému de cette navrante infortune, estime ne pas devoir assumer la responsabilité du trépas de tant de héros et se décide à ouvrir les portes de la forteresse ruinée et fumante, le 26 août à 13 heures.
Deux heures après, des médecins allemands se présentent pour prendre les blessés et les évacuent : en partie sur l’hôpital complémentaire installé à Buzancy, en partie sur l’hôpital auxiliaire n°201 qui occupe les locaux de l’Hôtel-Dieu de Mont-Saint-Martin. Accablé par l’insomnie de plusieurs nuits, brisé de fatigue et d’émotions, je m’affaisse à bout de forces et je dois moi-même être évacué, par voiture automobile, sur l’hôpital auxiliaire déjà cité. Les médecins militaires allemands se conduisirent envers le personnel et les blessés avec beaucoup d’urbanité, et je ne pus m’empêcher d’admirer l’ordre et la rapidité avec lesquels personnel et matériel réalisèrent le transport dans les formations hospitalières.
Quatre-vingt-sept habitants de Longwy avaient tenu à partager le sort de la garnison de la forteresse. Parmi eux je citerai : le maire, le juge de paix, le percepteur, le curé (abbé Rollin), les gendarmes, les sapeurs-pompiers, les agents de police, quelques notables, deux dames de la Croix-Rouge dont l’une trouva un glorieux trépas dans l’exercice de ses devoirs professionnels, et enfin dix-huit religieuses de Saint-Vincent de Paul appartenant au personnel de l’hôpital civil. Ce groupe d’élite occupait une casemate qui s’écroula une demi-heure après son départ. (…) »
Rapport du docteur Louis Lemaire, médecin aide-major de 1ère classe du 45e Territorial, Longwy.
« Mobilisé le 1er août, à 5 heures du matin, je fus affecté au 5e bataillon du 45e Territorial. Pendant l’investissement, 2 au 20 août, mon rôle se borna à organiser le service médical du bataillon, à visiter les impropres au service, à faire des conférences aux brancardiers. En plus visite habituelle des malades.
Au moment du siège, 20-26 août, je fus attaché à l’hôpital de siège. On désignait ainsi cinq casemates communiquant entre elles, reliées par une étroite courette longeant les salles, avec de petites chambres organisées en salle d’opération ; pharmacie, cuisine, salle des entrées, etc. En tout, 120 lits environ ; les dortoirs du collège voisin avaient été transformés en salles d’hôpital. Ils furent totalement inutilisés à cause de la violence du bombardement. Le collège fut détruit et incendié le deuxième jour de siège. Les casemates et les salles annexes étaient obscures. Les fenêtres étant protégées par d’épaisses poutres de bois humides [page 1] l’eau filtrant partout sous les lits, et froides (sic). Il fallut malgré la chaleur du mois d’août chauffer jour et nuit. L’éclairage était médiocre : dans la salle d’opération, les lampes s’éteignaient à chaque explosion. L’air y fut bientôt irrespirable : odeur des plaies et pansements, mauvais fonctionnement de poêle dont les cheminées étaient détruites, poussières et gaz provoqués par le passage et l’explosion des obus.
Dans ces conditions furent soignés plus de 400 blessés. Le personnel sanitaire de la place se composait d’un médecin-major de 1ère classe, le docteur Favier, de deux aides-majors de 1ère classe, d’un aide-major de 2e classe, d’un pharmacien, de 3 officiers d’administration et du personnel, infirmiers et brancardiers, prévu pour 2 bataillons et l’hôpital militaire. Le soir du 21, les 100 lits étaient occupés, tout était en ordre et les blessés pansés, quand le lendemain, samedi 22, les voûtes des salles 1 et 2 s’effondrèrent sous les obus de 220, ensevelissant plusieurs blessés et un infirmier. Nous fîmes évacuer les casemates voisines occupées par les hommes du 45e et transporter les blessés dans ces casemates où ils étaient groupés par six, en lits superposés. Deux de ces casemates s’effondrèrent à nouveau sur les blessés. De tous ces changements résultait un désordre inévitable qui rendait difficile l’application méthodique des soins nécessaires. Tous les blessés cependant furent pansés à leur entrée et les pansements renouvelés à presque tous [page 2], chaque jour. Le quatrième jour de bombardement, la pharmacie s’écroula, ensevelissant le pharmacien. Nous n’avions plus que des objets de pansements, mais plus de médicaments ni de chloroforme.
Il serait intéressant d’établir une statistique de blessures. Malheureusement le livre de l’hôpital sur lequel étaient soigneusement consignés les noms des blessés et la nature des blessures, restèrent aux mains des Allemands. Mes souvenirs et mes notes me permettent de résumer l’ensemble de ce qui fut fait. Quelques blessures par balles de fusil : trois plaies de crâne ayant entrainé la mort après 24 ou 48 heures. Deux plaies perforantes de la poitrine avec pneumonie consécutive. A la reddition ces deux blessés étaient en assez bonne situation.
Trois cents blessures graves des membres ou de la face par éclat d’obus, par éboulement de casemates et abris, écrasements, fractures simples ou compliquées, vastes plaies des parties molles. Quinze à vingt fractures de cuisse prirent rapidement une allure particulièrement grave. Quelques plaies de l’abdomen, ayant provoqué rapidement la mort. 80 ou 100 blessés moins atteints : fractures simples, plaies des mains, plaies légères des parties molles, deux luxations de l’épaule. La plupart des hommes atteints présentaient plusieurs blessures. Douze à quinze amputations absolument indispensables furent pratiquées. Un de ces amputés [page 3] le capitaine Meyer, actuellement aux Sables-d’Olonne et rentré en France depuis peu. Enfin environ 1500 pansements furent pratiqués. Nous fûmes aidés par l’étudiant en médecine, sergent infirmier Dubromel, et par deux prêtres, les abbés Vester et Bernardin.
Quand la ville se rendit, 25 au soir, trois casemates étaient effondrées, la pharmacie disparue, la salle d’opération menaçait ruine. Le personnel sanitaire avait perdu 1 pharmacien et 2 infirmiers morts sous les éboulements, 2 infirmiers étaient grièvement blessés par éclats d’obus. Il y eut 400 blessés environ et approximativement 200 morts. (…)»
Sources : Archives du service de santé des armées, au Val-de-Grâce à Paris, cartons n° 636- . Simonin. De Verdun à Mannheim. Ethe et Gomery (22, 23, 24 août 1914), Paris : Vitet, 1917, 316 p.
Pour en savoir plus sur les hôpitaux de siège en août 1914 : Givet, Montmédy.
A paraître en octobre 2013 : le tome 4 des Hôpitaux militaires dans la Guerre 1914-1918, France sud-est.